Tuesday, June 07, 2005

Sécurité Alimentaire : Et si nous jetions le cochonnet un peu moins loin ?

Comme agronome tropical ‘senior’, je voudrais proposer, avec enthousiasme, de prendre un peu de recul, en espérant initier (par forum Internet ?) une réflexion générale sur nos méthodes de coopération au développement rural du Sahel. Je pense parfois que la forêt nous cache l’arbre ! La forêt dense de nos activités, techniques et sociales, fort étudiées et très bien exécutées, peut nous cacher un petit arbre de la sagesse portant pour fruits les principes qui, in fine, feront le succès ou l’échec de nos projets de sécurité alimentaire.
Il me semble que la question de la Sécurité Alimentaire au Sahel est faussée. Les "stratégies d’adaptation" traditionnelles existent et sont inscrites dans la culture et les traditions ou dans des habitudes plus récentes. Leur faiblesse, à mon point de vue, c’est que ces stratégies d’adaptation et toutes celles que nous tentons d’y adjoindre restent baignées d’un fatalisme ambiant combiné à un opportunisme au jour le jour. Les villageois réagissent un peu dans tous les sens, sur base de perceptions plus influencées par le hasard quotidien ou des vagues de rumeurs, souvent populistes. On semble avoir peu d’entendement de ces choses, quant au contrôle…
Ce qui manque, n’est-ce pas d’abord une prise de conscience économique de ce qui pourrait mener à l’autosuffisance alimentaire de chaque famille, sans changer les pratiques de bases et sans attendre les solutions de la globale providence ?

La sécurité alimentaire porte bien son nom. Nous devons éviter d’y voir un terme "presse-papier" sous lequel nous pourrions ranger toutes nos idées, nos techniques, nos théories et nos angoisses à propos du développement socio-économique des populations rurales du Sahel.

La sécurité alimentaire, dégagée de son halo technico-social, se résume à assurer que chaque famille puisse, par son propre travail et sa propre organisation, manger à sa faim chaque jour de l’année. Même si les définitions "officielles" sont plus intéressées par la macro-économie et par les statistiques comparatives, il est important de se rappeler que ce n’est pas la région qui a faim. C’est la personne. C’est l’enfant qui gémit : "J’ai faim…"
Les techniques dont nous assurons la promotion dans nos projets (alphabétisation, petit cheptel, banques céréalières, récupérations des sols, augmentations des rendements, semences sélectionnées, hydraulique, nutrition, …) me semblent déborder de ce cadre même si, bien évidemment, elles participent, comme tout l’environnement, au résultat final.
Elles sont légitimes et techniquement justifiées mais elles relèvent de l’ensemble du tissu économique et social de la communauté et du milieu. A ce titre, elles participent à la complexification du problème et contribuent donc au fatalisme et à l’opportunisme des réactions face aux difficultés de subsistance qui semblent dépasser l’entendement. Elles appartiennent à la sphère du développement rural intégré, de la théorisation et des entités globalisantes floues. Elles créent un brouillard conceptuel autour du problème de la sécurité alimentaire. Et l’enfant continue à pleurer : "J’ai faim !"

Je préfèrerais que nous donnions plus d’importance à la dignité humaine de l’individu ou, mieux encore dans ce contexte, de la famille. C’est en acquérant le sentiment d’être capable, dans une certaine mesure, de gérer son destin que la famille et tous ses membres retrouveront l’espoir, la fierté, le désir de s’en sortir.
Pour cela, dans notre expérience, il faut apprendre aux forces actives des familles, les mères et les pères mais aussi les enfants adultes et pré-adultes, à appréhender les équations économiques et les contraintes de programmation qui permettent aux activités agricoles et annexes d’assurer l’autosuffisance alimentaire. Ces équations et calendriers sont plus faciles en climat équatorial, là où nous les avons conçus et testés dans le but principal de garantir aux enfants une alimentation variée et de redonner aux femmes un meilleur contrôle de l’économie alimentaire. C’était au Congo (RDC) et, malgré les troubles récurrents de la guerre civile, ce pays reste, par son climat et ses sols, un paradis agricole. Une famille de six peut y manger à sa faim avec 1 hectare de cultures variées. Et si l’on suit l’approche de Jeffrey Sachs (conseiller spécial de Kofi Anan pour le développement de l’Afrique), un hectare de plus leur permettrait de financer, par l’impôt, le développement de leur pays. Parfois des calculs simples nous apprennent des choses étonnantes.

Ici au Sahel, la situation nous semble doublement défavorisée : d’abord la terre et le climat sont beaucoup moins généreux. Ensuite, les traditions culturelles nous semblent plus fatalistes.
Je pense qu’il nous revient donc, à travers les volets d’alphabétisation, de responsabilisation et de sensibilisation, d’amener à une prise de conscience, directement par les personnes concernées (les pères et mères de familles), des termes de l’équation économique qui peut leur permettre de planifier leur autosuffisance alimentaire et de prendre, librement, les initiatives nécessaires.
Vouloir en faire une "réflexion communautaire" au sein de "Comités Villageois" me semble une façon de retomber dans le leurre des initiatives rurales coopératives. Il n’y a pas de dignité humaine réelle dans le collectif, seulement de l’utopie, du rêve consolateur, et souvent les ferments de luttes intestines. Chacun participe en pensant être plus apte à profiter du groupe, une sorte de loterie de la tricherie attendue. En dehors des formes traditionnelles d’entraide occasionnelle (les grosses tâches physiques : moisson, emblavement, travaux routiers,…), ce n’est pas une dynamique positive. Le moteur de l’économie reste la personne. La personne est motivée par le binôme rêve et revenu, jamais longtemps par le rêve seul.
La dignité est dans la liberté, dans l’initiative, même si cela mène d’abord à l’erreur ou à l’échec. Un cheminement improductif reste une vie assumée et dans l’apprentissage progressif la persévérance trouve le succès.

Je propose que nous suivions des couples, des familles qui veulent s’en sortir. Que nous leur apprenions, après alphabétisation, les rendements agricoles chiffrés, les besoins alimentaires chiffrés, les diverses équations possibles entre les deux (en termes de valeurs), les nécessités de planifier en fonction des espèces végétales, des saisons, des aléas climatiques. Le tout pour arriver à une éventail de possibilités : pour part autoconsommation, pour part troc, pour part commercialisation. Nous en tirerions des modèles, adaptables aux particularités de chaque région, dont le principal avantage sera de permettre l’initiative en rassurant les agriculteurs : leur évaluation personnelle des risques les libèrera partiellement de la double sujétion à l’assurance mutuelle de la communauté et aux hasards du destin.
Ces équations sont mal connues car elles relèvent de la micro-économie locale, la vraie économie humaine mais peu développée dans les livres. C’est là, très typiquement, ce que de jeunes (et moins jeunes…) universitaires européens peuvent utilement apprendre à leur collègues africains, pour le plus grand profit des villageois qu’ils soutiendront.Bien sûr, et je ne m’en cache pas, j’espère aussi que cette approche aidera les plus courageux à s’émanciper du féodalisme des clans, des équipes politiques à la représentativité douteuse et même, pourquoi pas, de la clique de religieux analphabètes qui, par intérêt personnel, maintiennent le peuple dans le carcan du fatalisme.